La création est une offrande à ses rêves tout autant qu’un hommage aux époques et aux personnes qui les ont nourri.
L’imagination est une dynamite qui ne s’exprime pas sans l’étincelle qui a engendré l’imaginaire.

Le Consortium, cette saison, nous fait voyager dans le temps par quatre expositions, révérences aux références, moteurs multiples d’une personnalité inspirée, admirations mouvantes du temps perdu à conquérir son idéal, nostalgies offertes aux fringales futuristes.
La première nous fait découvrir Jay DeFeo, femme, américaine, artiste de la matière, inspirée du tout, créatrice sans entrave.
Une liberté d’action, des années 50 à sa disparition en 1989, qui l’associe à la « Beat Generation » selon le terme inventé par Jack Kerouac en 1948, qui oscille entre « béatitude » et « fatigue » face à une société qui se jette furieusement dans la sur-consommation.
Jay Defeo en crée le manifeste plastique à charge avec « The Rose » une masse de peinture liée à du mica lentement élaborée de 1958 à 1966, passant par plusieurs stades, gagnant à chaque fois en taille et volume jusqu’à atteindre 3 m 27 de haut, 2 m 35 de large et 28 cm d’épaisseur pour plus d’une tonne de matière.

Une oeuvre obèse expulsée de l’appartement qui l’a vu naître, en même temps que sa créatrice, en cassant les murs et en utilisant un chariot élévateur.
Flower Power ultime d’une société sans limite, qui en fait l’oeuvre emblématique d’un monde occidental post-nucléaire.
Une énergie créatrice, visible ici en échelle réduite, par une série de peintures et de collages mis en perspective avec le travail de onze artistes de la nouvelle génération entrainés par cette vague toujours en mouvement.
La ligne, la matière, les motifs, les références à l’histoire de l’art et aux médiums originaux se trouvent multipliés en effet de miroir confronté.
Ugo Rondinome transforme la toile en mur trompe-l’oeil, jute noircie en effet de briques, faux-semblant symptomatique de nos fantasmes et réalités de séparations passées et à venir.
Oscar Tuazon, veut quant à lui, reconstituer le mur détruit pour évacuer « The Rose« , porteur autant que l’oeuvre sauvegardée de l’acte créatif.
Gay Outlaw se nourrit de références classiques, cercle parfait de Giotto, en sucre ambré, caramel concentrique qui ne tardera pas à l’époque du réchauffement climatique à enduire les murs d’une substance calorique.
Wyatt Kahn se plie à l’ambiguïté peinture-sclupture en formes de plomb imbriquées dans une géométrie picturale écho à ses dessins pris de reliefs sous-jascents.
Et Tobias Pils, invité de la précédente exposition du Consortium, graffite les toiles d’encre dont les lignes épurées ne dissimulent pas longtemps les objets d’une libération sexuelle archétypale de la « Beat Generation« .
Autant de clins d’oeil à l’art de la liberté initié par Jay DeFeo qui se joue des limites pour mieux les réinventer.
Deuxième exposition et autre artiste à repousser les extrêmes, Rebecca Warren présente son travail bouillonnant et technicolor.
Des totems expressifs, odes brutales par leur texture à une féminité affirmée sans tomber dans les clichés de courbes quasi-machistes.
On retrouve dans ses oeuvres, d’argile, de bronze et d’acier soudé les silhouettes graciles de Giacometti taguées de teintes pastel.
Deux mondes qui s’entrechoquent, deux clichés, de la minceur et du mignon, qui collent aux femmes dans une normalisation illustrative.
Ainsi, Rebecca Warren en mélangeant les poncifs nous montre des créatures torturées qui agissent entres elles, dans une harmonie plus complexe qu’au premier regard.
Une manière habile de donner de la profondeur aux apparences.
Troisième exposition, « Southern Garden of the Château Bellevue » du jeune artiste américain Matthew Lutz-Kinoy nous entraîne dans un revival rococo à la française.
Une série de toiles décoratives réalisées pour la grande galerie du premier étage du Consortium et inspirées par les salles dédiées au peintre François Boucher dans le musée de la collection Frick à New-York : des panneaux muraux représentant des enfants jouant aux adultes.
Tout l’art de vivre du XVIIIe siècle s’y retrouve, du tracé des jardins à l’anglaise, aux teintes délicates, blond, bleu, rose et orangé, en passant par les scènes naturalistes et les chairs généreuses plus ou moins disloquées…
Car ces toiles témoignent aussi d’un certain libertinage homosexuel, inspiré cette fois des dessins érotiques de Cocteau et de son fameux « Livre blanc« , fantasmagories de marins enchevétrés et de michetons prêts à satisfaire tous les fantasmes de ces messieurs.
Matthew Lutz-Kinoy réussit à rendre le tout agréable à l’oeil et à renouer superbement avec l’art de l’ornement, créateur d’une atmosphère raffinée telle qu’il n’en existait plus depuis Cocteau et la période faste des grands bals et fêtes dans les demeures de ses riches amis, la villa blanche à Tamaris ou la villa Santo-Sospir de Francine Weisweiller à Saint-Jean-Cap-Ferrat.
Une époque disparue qu’il est toujours agréable de voir réapparaître au détours d’une galerie.
Il serait donc dommage de ne pas continuer la découverte de ces mondes perdus avec la dernière exposition : « My Colorful Life » de Pierre Keller.
Cet ancien directeur de l’ECAL/Ecole cantonale d’art de Lausanne (1995-2011) a construit son art à une époque où la rue, les clubs et les backrooms étaient les principales sources d’inspiration.
Ne lachant pas son appareil photo, bien avant que ce ne soit un geste machinal, il a conservé la mémoire de plaisirs qui ne devaient être qu’éphémères.
Cet art du dévoilement se retrouve ici dans les nombreux polaroïds d’une époque définitivement close, celle d’une insouciance tant cérébrale que sexuelle, l’un entraînant certainement l’autre, où apparaissent les génies répondant aux noms de Warhol, Haring ou le bel anonyme au talent particulier.
Des images plus suggestives que pornographiques, qui ne laissent pas le goût amer d’une expérience interdite qui finit mal.
La jouissance du passé est comme en suspend et peut encore se vivre aujourd’hui, là est l’art de Pierre Keller, avoir fixé à jamais cette courte période de liberté totale, entre l’affirmation gay de Stonewall et l’apparition du sida.
12 à 13 ans d’une vie débridée, performance mortifère dont ces polaroïds témoignent encore de sa raison d’être.
Quatre expositions liées dans un jeu de mouchoir, entre émotion, agitation et recyclage d’un art qui se doit de provoquer demain.
Expositions à voir jusqu’au 20 mai, plus de renseignements ici.